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ECCE HOMO

Récits
État : En cours d'écriture
Année : 2023
© Donatien Leroy
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HÉLOÏSE
Les mots comme on respire

« Si ta présence m’est dérobée, que la tendresse de tes mots, dont tu es si riche, me rende du moins la douceur de ton image. »
Héloïse à Abélard (1)

Il y a seulement vingt ans, il y a vingt ans, je prenais un petit tas de feuilles blanches, un stylo dans ma main gauche fébrile, je m’asseyais, regardais sans doute par la fenêtre, j’allumais déjà une clope, et je commençais à écrire les premiers mots de mes lettres à celle que je courtisais alors. Les mots noirs et pleins d’espoir de la conquérir, les mots rouges et pleins d’envie de la retrouver enfin, elle que j’aimais, s’étalaient et s’allongeaient sur les fibres du papier. Parfois, je relevais le nez pour trouver le mot juste, et parfois la plume courait avec frénésie, toujours plus lentement que les mots en cascade qui me venaient à l’esprit.

Je me relisais, une fois, deux fois, trois fois, je raturais, je remplaçais un mot, là, par un autre, et je réécrivais enfin, fébrilement, le poignet engourdi, chaque mot et chaque phrase au propre. « Au propre », c’est presque désuet.

Je pliais le papier en trois et glissais la lettre dans son enveloppe, je léchais le dos du timbre et le collais en haut à droite de l’enveloppe. Toujours de travers. Je n’ai jamais su coller un timbre droit.

J’écrivais le prénom, le nom et l’adresse de celle qui me volait mes pensées. Plus tard, je glissais l’enveloppe dans une boite à lettres du bourg le plus proche, avec l’envie déjà d’écrire encore et encore. Il fallait maintenant attendre. Attendre. En ce temps, il y a vingt ans, il y a seulement vingt ans, le temps appartenait au temps.

Trois ou quatre jours plus tard, elle recevait mon courrier, l’ouvrait, le lisait et le relisait peut-être, et ces jours-là, je pensais plus encore à elle, si tant est que cela fut possible. Peut-être avait-elle alors le désir de me répondre tout de suite ou seulement l’envie de prendre son temps. Le temps, encore lui.

Il me fallait encore attendre trois ou quatre jours, et chaque matin je courais à la boite aux lettres, et je l’ouvrais, impatient et inquiet. Quand je ne recevais rien, la journée s’allongeait interminablement jusqu’au lendemain. Et quand je découvrais enfin un courrier signé de sa main, je prenais encore un peu de temps avant d’ouvrir la lettre, ce présent, et je recevais ses mots, ses envies comme ses inquiétudes, je les buvais, je les avalais, je les relisais encore et encore jusqu’à ce qu’ils s’épuisent, en sachant qu’il me faudrait encore attendre une semaine pour en lire de nouveaux. En ce temps-là, il y a seulement vingt ans, j’étais son Abélard, elle était mon Héloïse.

C’était il y a vingt ans, au tournant des années 2000, un appel téléphonique était rare et toujours trop court parce que hors de prix, et chaque mot prononcé par sa bouche valait de l’or. Chaque mot écrit était précieux, comme chaque respiration au bout du fil. Le temps se vivait comme il passe, lourdement entre deux lettres, fugacement aux moments rares. Nous étions jeunes, et je ne suis pas encore vieux. Mais à mesure que je vieillis, je mesure comme le monde a changé brutalement, comme le temps a été muté en un autre temps, et plus je vieillis, moins ce monde me ressemble. Je me dis qu’une vie est bien fichue. Finalement. Que le jour où je mourrai, je quitterai alors un monde qui ne me ressemble plus en rien, où je n’aurai plus rien à faire, plus d’endroits où aller, où me réfugier, que le monde tel que je le laisserai sera trop étranger au monde que j’aimais.

Je ne sais pas ce qu’est devenue Héloïse et ne cherche plus à le savoir. Les lettres sont perdues à jamais.

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(1) Si on ne devait retenir qu’une histoire d’amour, peut-être ne retiendrait-on que celle d’Héloïse et Abélard. Correspondance, Abélard et Héloïse, Ed. Folio Classique

Texte et photographie Donatien Leroy
avec Zoé