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ECCE HOMO

Récits
État : En cours d'écriture
Année : 2023
© Donatien Leroy
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RÉCITS EN LIGNE

LES HAMADRYADES
HÉLOÏSE
ENHEDUANNA



ENHEDUANNA
Underwood mood

Si Albert Camus pensait que la question du suicide était la première à se poser, le spectacle des hommes qui se lavent les mains après avoir pissé dans les chiottes des aires d'autoroute m'invite à la seconde. Car il faut croire que leur queue est encore plus sale que leur conscience pour qu'ils s'empressent tous à laver leurs pognes après l'avoir touchée.

J'ai toujours aimé les mains dégueulasses. Celles, paternelles, écorchées par les ronces, celles, noires, du type qui démonte un moteur sans savoir encore comment il va le remonter, celles, blanches, du gars qui pétrit le pain et répète inlassablement des gestes millénaires, celles, rouges, du boucher qui venait égorger les porcs que ma mère élevait, et je me demandais ce que les cris de l'animal agonisant lui inspirait.

Les mains dégueulasses racontent les petites histoires du quotidien. C'était pour moi, et ça l'est toujours, mes mains tachées d'encre noire ou rouge. J'ai toujours été celui qui s'en mettait partout, sur les doigts, sur le front, sur le futal. Il faut croire que j'ai toujours eu l'encre baladeuse. Comme un tatouage éphémère, l'encre tache, l'encre s'incruste, l'encre s'invite. Il ne sert presque à rien de se laver les mains, l'encre s'efface avec le temps, le temps d'une nuit.

J'ai reçu peu de claques durant mon enfance. Une seule de mon père, après l'avoir traité de con et au terme d'une course olympique où il avait pris le meilleur sur moi, toutes les autres venant d'institutrices probablement frustrées. Je me souviens de l'une de ces gifles. Il faut croire que la matonne n'aimait pas les mains sales, n'aimait pas les bavures sur le papier, aimait encore moins que la feuille, sur laquelle on devait recopier selon des lignes droites des majuscules ou des minuscules, soit penchée. Mais je n'ai toujours pas réglé la problématique du gaucher, selon laquelle la main qui tient le stylo plume court sur l'encre pas encore séchée si le papier se tient droit comme un i devant lui. L'institutrice, elle, imaginait que c'était possible. Et le possible, selon elle, s'apprenait par une beigne bien envoyée.

Pourtant, j'aimais tracer les lettres, lancer la course de la plume à l'assaut du K majuscule, la respiration coupée, les doigts contractés, le poignet déjà engourdi par les dix lettres précédentes, la volonté de réussir malgré le regard lourd et menaçant de la garde-chiourme.

Apprendre à écrire, ce serait donc d'abord recopier des formes, avec patience, rigueur, discipline. « Ça te servira plus tard, » était à peu près la seule justification à cet apprentissage laborieux. Un élevage en batterie qui a certainement dégoûté plus d'une génération de brebis.

Mais, dans tous les troupeaux, il y a toujours quelques brebis galeuses qui continuent, malgré les humiliations, en grandissant, à tracer des cursives, même avec une patte gauche. Dans une vie antérieure, au Moyen-Âge, il y a fort à parier que j'aurais privilégié le silence et la pénombre d'un scriptorium que le fracas et la violence des champs de bataille. En ce temps-là, il fallait trois années au moine copiste pour arriver à bout d'une Bible. Un travail de chien, qui se devait d'être net et sans bavure. Je me souviens de la joie que j'éprouvais, à l'adolescence, de taper des mots sur une machine à écrire, une Underwood, mais de l'envie aussi parfois de la jeter par la fenêtre quand, à la dernière ligne de la feuille enroulée sur le chariot, je commettais une erreur de frappe qui m'obligeait à tout réécrire.

Mais en ce temps, je ne me bornais plus à recopier ce que les autres dictaient avec leur voix aigüe, insistant sur les liaisons et meuglant les accords féminins, je cherchais à retranscrire ce qui me passait par la tête, ce que mon imagination venait à me raconter, et j'apprenais, seul, l'impossible exercice de l'écriture, celui de ne jamais parvenir à retranscrire en mots ce qui m'habitait, tout juste à effleurer ce qui me faisait trembler.

Le plus ancien écrivain connu est une femme. Enheduanna était une princesse de Sumer, là-même où l'écriture aurait été inventée. Inventée pour des raisons purement administratives, l'essor des échanges économiques nécessitant l'enregistrement et l'archivage des nombreuses transactions. En clair, la mémoire humaine était dépassée par l'ampleur des informations. Mais, comme devant toute révolution, il y a toujours des réacs de tout poil, et au premier rang notre bon vieux Platoche, non pas Michel mais Platon pour les plus sérieux d'entre nous, qui voyait l'invention de l'écriture d'un très mauvais œil. Selon lui, elle menait l'homme à un affaiblissement de sa capacité à mémoriser les savoirs (1)...

Le prodige, pourtant, ne tient pas à cela. Comment et pourquoi Enheduanna détourne l'écriture de sa fonction première pour en arriver là, à ces vers, ces tous premiers vers de l'Histoire de l'humanité, qui inspireront probablement plus tard ceux qui rédigeront le sulfureux Cantique des Cantiques ?

« Quand avec du kohl j’aurai peint mes yeux,
Quand de ses belles mains mes reins auront été pétris,
Quand le seigneur, étendu au côté ďInanna, le berger Dumuzi,
Avec du lait et de la crème aura lissé (?) le sein,
Quand sur ma vulve il aura posé sa main,
Quand comme son vaisseau noir il l’aura,
Quand comme son vaisseau « étroit » il l’aura…
Quand sur le lit il m’aura caressée,
Alors je caresserai mon seigneur, un doux destin je décréterai pour lui. » (2)

Endehuanna s'engage corps et âme dans la poétique. Avec elle, l'écriture prend une autre dimension, celle du symbole, celle de chercher à dire nos émotions, nos réflexions, nos fulgurances. Et plutôt que dire, je dirais presque vomir. Vomir, tant l'effort d'écriture demande de se mettre à table, de se foutre à poil, de régurgiter douloureusement tout ce que l'on porte en soi. Enheduanna réussit la prouesse, que d'autres imiteront plus tard, de passer de l'écriture à l'écrit dur, loin de ce que l'on apprend à l'école, celui qu'on griffonne sur les bouts de papier qui traînent sur les zincs des troquets, dans les marges d'une Bible sur les bancs de l'église, sur un rouleau de PQ quand l'envie est trop forte, sur l'écorce d'un arbre en souvenir d'un amour perdu, sur sa propre peau à l'encre bleue, au dos d'une carte postale à l'autre bout du monde...

Écrire, c'est une main qui s'engourdit et l'autre qui frotte le visage, une main qui cherche sur la peau le mot juste, une main qui se tache, des clopes qui s'allument et s'éteignent seules, de la glace qui fond dans un verre de Whisky, une bouche qui baille la nuit si blanche, une chouette qui hurle, une tête qui tombe, des yeux qui pleurent, des feuilles froissées qui courent autour de la poubelle, des ratures et des ratures et de la lassitude, du découragement à chaque tir, du temps perdu, et parfois, rarement, enfin, l'ivresse des mots justes, ceux que l'on n'a jamais su dire, par pudeur ou par peur, l'ivresse de ceux que l'on parvient à sortir, enfin, du naufrage.

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(1) Le mythe de Theuth, Phèdre, Platon
(2) Le Rite de Mariage Sacré Dumuzi-Inanna, Samuel-Noah Kramer, Revue de l'histoire des religions / 1972

Texte et photographie Donatien Leroy
avec Clara