Récits
État : En cours d'écriture
Année : 2023
© Donatien Leroy
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Nous sommes les vies qu’on abandonne. Et c’est à peu près l’effet que ça me fait quand je m’allonge sur le dos et que je lève le nez vers la couronne de l’arbre qui me surplombe. Je vois dans chaque branche et chaque rameau qui se livrent à la pluie et au vent les choix que j’ai pu faire et ceux que je n’ai pas fait, les envies satisfaites et celles qui ne l’ont pas été, les amours que j’ai vécues et celles qui se sont égarées, les trains que j’ai pris et ceux que j’ai manqué, les voix que j’ai écoutées et les voix qui se so nt tues, je vois des vies dans chaque branche et chaque rameau. Celle que je mène et celles qui ne se feront pas. Ma vie.
Cette branche là. C’est cette jeune femme qui m’a plaqué une nuit contre un mur, à laquelle je voulais dire « Oui », à laquelle j’ai répondu « Non ». Cette branche là. Un jour de pluie et la flemme de sortir promener le chien que je n’avais pas, et une femme qui se promenait seule sur le trottoir que j’aurais dû emprunter. Cette branche là. Le jour où Héloïse a décidé de partir et le jour où j’ai choisi de ne pas la retenir. Cette branche là. La lame du couteau sur les veines de mon poignet, un jour où j’ai décidé de ne pas mourir. Cette branche là. Le jour où l’on m’a demandé en mariage, le jour où je voulais dire « Non », le jour où j’ai dit « Oui ». Cette branche là. Le jour où elle a posé la pointe de la lame d’un couteau sur mon ventre et où je lui ai dit « Fais-le ». Cette branche là. Le jour où mon père est mort. Cette branche là. Et d’autres branches encore...
Nous sommes les vies qu’on n’a pas vécues. Nous sommes les vies qu’on abandonne.
Je regarde cette femme assise, là, devant moi. Il en a fallu de la pluie et du vent, des concours de circonstances, des hasards et des coïncidences, pour qu’elle soit assise devant moi. Cela tient de l’improbable. Il en a fallu des choix, des fuites, des mouvements, des renoncements, de sa part et de la mienne, en ignorant tout de l’autre, pour qu’elle soit assise là devant moi. Cela ne tient à rien. Cela tient à ce que j’ai dit « Non » ce jour-là, cela tient à l’averse cet autre jour, cela tient à un départ cet autre jour encore, cela tient à la nécessité de vivre cet autre jour encore, cela tient à ce que j’ai dit « Oui » cet autre jour encore, cela tient à ce qu’elle n’a pas osé enfoncer le couteau dans mon ventre cet autre jour encore, cela tient à ce que mon père soit mort cet autre jour encore, cela tient à tout cela et cela ne tient à rien.
Il n’y aurait pas de hasard, diraient certains. « Rien n’est réel sauf le hasard », répondrait Paul Auster (1). Le hasard porte en lui l’inexplicable, le mystère, une simple magie, et il faudrait se garder d’y croire. Il est pourtant une invitation à s’abandonner, comme je m’abandonne sous la couronne de cet arbre. Pourquoi cet arbre a-t-il poussé là ? Je préfère laisser la poétique du monde au hasard plutôt qu’à de savants bavardages. Les bavards me rendent sourds au monde qui m’entoure, quand le hasard m’invite à ouvrir les yeux, à poser mon regard.
Je suis tout ce que j’ai vécu et tout ce que je n’ai pas vécu., tout ce que je vivrai et tout ce que je ne vivrai pas. Je suis le chemin qu’a pris cette branche là, mais je suis aussi les chemins pris par les autres. Je suis mes choix et mes renoncements, je suis mes mouvements et mes fuites, je suis mes certitudes et plus encore mes doutes, je suis ce que j’ai regardé et ce que j’ai refusé de voir, je suis ce que j’ai écouté et ce que j’ai refusé d’entendre, je suis ce que j’ai dit et ce que j’ai tu, je suis fait d’une conscience et d’un imaginaire, je suis aussi une somme de hasards.
Je cherche autant à maîtriser les choses de la vie qu’à les jouer aux dés. Il y a des jours où je me suis jeté à la flotte, alors qu’elle était glacée, d’autres jours où je m’y suis refusé. Il y a les bons jours et il y a les mauvais, il y a ce jour où l’on ose ce que l’on n’oserait pas le lendemain, il y a ces jours où l’on reste au fond du lit et ceux où l’on traverse le brouillard, pour voir ce qui se trouve au-delà.
Il y a le jour où la foudre s’abat sur l’arbre, et, ce jour-là, une hamadryade s’en va avec l’arbre auquel elle est liée. Comme lui, je suis destiné à mourir et je ne suis pas pressé. Mais il y a fort à parier que je reverrai, le jour de mon dernier billet simple et sans retour, bien plus encore que la vie que j’ai vécue, les vies que j’ai abandonnées. J’espère seulement ne pas avoir de regrets.
Nous sommes les vies qu’on abandonne.
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(1) La Cité de Verre, Paul Auster, Éd. Actes Sud, 1987
Texte et photographie Donatien Leroy
avec Zoé